Théâtre Magistral
Dans un coin de l’amphi-théâtre, mon regard s’attarde sur le public qui m’environne. Mes camarades ont plus ou moins mon âge, et il me semble en un coup d’œil déjà me glisser dans quelques fantasmes à leur égard. Ce petit groupe devant moi possède le don de m’agacer au plus haut point, éveillant d’anciennes souffrances de primaire et de secondaire. Leurs voix résonnent haut et fort, ils rient, leur allure est insouciante, et ils ne semblent pas se soucier sincèrement du cours. Face à eux, je ressens cette brulure intérieure, celle du besoin, et celle du désir, enflammée en contraste à leur indifférence manifeste. Mais eux ne me voient pas, et moi, je suis tellement occupée à m’imaginer des choses à leur égard que j’en perds ma propre identité : c’est que j’oublierai presque pourquoi je suis installée dans cet amphithéâtre. Je me vois leur conférer des choses que j’imagine qu’ils ont, et que je n’ai pas. L’audace, l’absence de pudeur, la spontanéité, l’excentrisme, et tant de choses encore que j’imagine me manquer. Je me défends de tant d’envie et pour ce faire, les méprise.
Qu’ont-ils bien pu faire pour démontrer autant de détachement dans leur attitude ? Comment font-ils pour s’approprier avec tant de désinvolture le monde de l’apparence et de l’avoir ?
Et moi, qui suis-je à côté d’eux ? Qu’ai-je à offrir au monde si ce ne sont que mes excuses et ma discrétion maladive ?
Ils symbolisent le chaos que je ne saurai voir en moi, l’insouciance que je fuis, ils sont ce que j’ai peur d’être. Voilà ce qu’ils sont. Tandis que le professeur déplie face à moi le savoir que je devrais m’approprier, je suis là à tergiverser sur ce cruel besoin que j’ai d’exister.
De l’autre bout de l’amphithéâtre, il y a cette fille. Ses cheveux bouclés sont en pétard, son sac est à moitié troué avec pas mal de badges dessus. Elle a cette lueur dans son regard, elle est seule mais sait s’en foutre, ses vieilles chaussures en cuir lui donne un peu l’allure d’une révolutionnaire. Elle prend la parole avec une telle agilité - et ne s’excuse pas de laisser exister sa parole et son flux incessant de questions. Elle n’a pas peur de contre-dire le professeur, elle ne craint pas le regard de ses camarades et satisfait chacun de ses désirs avec la plus belle spontanéité qui soit. Elle me sort les mots de la bouche, elle représente mon porte-parole, ces belles phrases, ces belles questions, et ce charisme que je ne peux qu’imaginer dans mes rêves.
Mes mains tremblent, et je laisse glisser quelques mots dans la marge, au cas où, moi aussi, j’aurais suffisamment d’audace pour légitimer ma curiosité.
Au premier rang, ce sont ceux que j’imagine comme les “intellos”. Ils se sont installés à la vue de chacun, fiers d’être marginalisés et fiers aussi de ne pas manquer un seul mot du cours. Peut-être remporteront-ils, comme toujours, une belle note inscrite à l’encre noire avec des félicitations du jury, peut-être montreront-ils fièrement leur présumée réussite, peut-être aussi que leurs parents encadreront leur diplôme dans du verre qu’ils afficheront dans le salon ou bien dans la salle à manger. On leur prête une intelligence qu’ils savent manifester dans la plus grande des fiertés et sont heureux de montrer à quel point ils sont érudits. Je leur prête un savoir qui me manque et que je ne sais que trop méconnaitre.
Ils sont chacun à leur manière ces parts de moi qui se batte les unes avec les autres. Ils sont ces rêves que je laisse s’étouffer chaque jour un peu plus. Ces gens n’existent pas, pas comme tels. Ce ne sont que des personnages inventés par mon regard propre, ce ne sont que des mirages d’un idéal irrattrapable. Ils ne sont que le reflet de mes multiples échecs, ils ne sont que l’ombre d’une illusion que je crée chaque jour avec plus de vigueur, et s’ils existent, c’est dans mes yeux et au travers de ma rage de vivre.
Et eux, m’ont-ils vu ? Savent-ils au moins que j’existe ? Ont-ils au moins connaissance de cette compétition absurde que j’ai construit, simplement, par le regard ?
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