Où avais-je la tête ?

Il était une fois quelqu’un dont la tête, plus précisément, l’esprit, était séparé du corps. Ce n’était pas évident de se déplacer avec un tel désavantage : Aucun médecin ne savait dire de quels maux pouvait bien souffrir cet homme, car impossible de situer la douleur. Si celle-ci était palpable par le corps physique, elle n’apparaissait en aucun cas en parole dans la bouche de l’homme. Et inversement : Si un désir ou un besoin était verbalisé par l’homme, son corps quant à lui restait figé. Quand le cœur de l’homme était brisé, il lui fallait retourner chez le médecin comme on irait chez le garagiste pour réparer celui-ci : Aussitôt dit, aussitôt fait. L’esprit de cet homme et le corps de cet homme vivaient ainsi indépendamment l’un de l’autre, le terrain de l’un n’empiétant jamais réellement sur le terrain de l’autre. L’esprit se destinait à des opérations mentales plus complexes, ou encore à quelques élans du cœur et du désir. Le corps, quant à lui, se traînait pour satisfaire ses besoins, et ne se laissait jamais distraire par ce qui l’environnait. Le corps était d’un mutisme sourd-dingue, et personne ne daignait écouter ce bout de matière inanimé et stupide. Ces deux “choses” que composaient l’homme tentèrent malgré tout de rester à proximité afin d’éviter à l’homme de perdre l’un ou de perdre l’autre. Dans le fond, on peut dire que la seule chose qui réconciliait ce corps et cet esprit, c’était cet homme. 
 
Mais un jour que le corps de l’homme allait faire ses courses de la manière la plus pragmatique qui soit - l’esprit se perdit. C’est seulement une fois arrivé en caisse que l’homme remarquât qu’il lui manquait sa tête pour compter. Perdre la tête pour aller faire ses courses, en voilà bien une drôle d’idée… incapable de payer, l’homme rentrât donc, simplement muni de son corps. La tête manquait à l’homme pour s’émouvoir de ce désastre, ou même pour comprendre ce qu’il avait bien pu se passer : Il aurait fallu conférer une âme à ce corps immobile, or, l’homme avait bel et bien perdu la tête. 
 
L’homme entreprit alors une longue et laborieuse mésaventure, simplement à l’aide d’un corps - corps malgré tout doué de grandes aptitudes physiques. Rempli à bloc d’énergie, il sillonnait les quartiers environnant à la recherche de sa tête. Au fur et à mesure qu’il traversait ces blocs de béton armés, le corps se rendit compte qu’il se régulait au fur et à mesure que la fatigue avançait, s’hydratait indépendamment de son maître, retrouvant peu à peu sa liberté à l’initiation de sa quête. En effet, il apparaissait de plus en plus remarquable que le dessin de cette tête se traçait au rythme de sa recherche, et au plus la tête se dessinait, et au plus la motivation du corps à retrouver celle-ci s’affaissait. C’est qu’il lui fallait encore un peu d’espoir à ce corps - l’espoir de la perte - pour retrouver la tête qui s’assemblait à celui-ci. Imaginez un peu la tête des passants quand ils virent ce corps dépourvu de maître qui s’épuisait à la recherche de celui-ci : Ce n’est pas coutume un corps sans tête, mais c’est peut-être plus commun qu’on veut bien le croire. Quand la tête fut finalement assemblée, elle ne fit qu’un avec son corps, heureuse de ces retrouvailles tant attendues.
Il fallut à cet homme l’expérience de la perte pour réaliser que son corps et que sa tête n’étaient toutes deux pas si indépendantes, et que, quand bien même elles l’étaient, ces deux-là finissaient toujours par s’unir. 
 
... Il était une fois quelqu’un dont la tête et plus précisément l’esprit fut séparé du corps.



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