L'écrivain du dictionnaire
Présentateur : “ Bienvenue à cette très franche émission littéraire qui
concernera aujourd’hui les mots. Vous restez cois ? C’est normal !
S’agissant d’un domaine aussi large et précis à la fois, beaucoup le
reste. Mais notre invité surprise, lui, a décidé d’y faire face. Je vous
présente, le premier homme à avoir inventé et écrit le dictionnaire. Bienvenu monsieur Jean-Pierre Mémaux. "
J.P Mémaux : “Bonjour. Je vais aujourd’hui vous parler de mon histoire.”
Présentateur : Attendez ! Nos auditeurs attendent plus de…
J.P
Mémaux : “Tout a commencé un fameux matin de janvier… Il faisait froid,
mais ce silence régnait bien plus fort encore dans le clan familial. Je
suis issu d’une fratrie très nombreuse, nous étions 7, donc peu de
temps pour s’occuper des enfants. Mon père passait un temps fou près de
la cheminée à faire des mots croisés, à défaut d’en faire usage. Ma mère
quant à elle, préférait s’occuper d’informations, que ce soit à la
télévision ou dans les journaux, ma mère récoltait comme des possessions
très précieuses chaque mouvement du monde. Mes 6 frères eux, passait
du temps collés entre eux à jouer à la bagarre. J’y participais parfois,
non sans rêveries d’une échappatoire. Le combat n’était pas mon fort. À
l’école, j’étais mauvais, du moins, je n’entendais peut-être pas bien
les attentes qui m’étaient destinées. Alors j’allais au lac non loin de
notre maison de campagne pour y jeter quelques ricochets. Ces
ricochets-là étaient mon refuge, mon havre de paix, vous comprenez. Je
rêvais sur ces petits ronds d’eau, comme des petites victoires
successives, comme un ensemble de liens qui se corrélaient et prenaient
sens au fil des jetées. Un jour, je suis rentré plus tôt de l’école, car
j’avais mal au ventre. Ma mère m’a accueilli, et m’a proposé son refuge
à elle : le journal. Le silence familial habituel constituant-là une
souffrance supplémentaire à celle de mon ventre, j’ai décidé d’y jeter
un œil. Aussi, cela semblait si fascinant pour ma mère qu’il me fallait
à mon tour comprendre ce que cette dernière y voyait. Je n’y trouvais
rien. Par contre, les mots entre eux ressemblaient à ces fameuses
flaques formées par les ricochets. Je ne sais pas pourquoi, ce jour-là,
j’ai voulu garder tous ces mots pour moi tout seul. Alors je les ai
décroché les uns après les autres à coup de ciseaux, non pour en former
des phrases, mais pour les connaître. Il est vrai que ces pauvres mots,
esclaves du sens de la phrase et esclaves de la syntaxe me semblaient
dénués d’attention particulière. J’ai voulu connaître leur histoire, et à
chacun ce coup-ci. Alors j’ai demandé à ma maîtresse, parce que dans ma
tête d’enfant, la maîtresse était détentrice de vérité. Mais cette
dernière m’a demandé de me concentrer plutôt sur mes études. Alors j’ai
interrogé un camarade de classe, parce que j’admirais mes camarades de
classe. Celui-ci s’est contenté de hocher la tête en signe
d’indifférence. Alors j’ai interrogé mon père ce coup-ci, parce que mon
père faisait des mots croisés, mais ce dernier m’a seulement fourni le sens ; pas l’histoire du mot. Frustré de n’obtenir aucune réponse à ma
question, je me suis finalement demandé si ma question était la bonne.
J’ai analysé les mots de ma question, un à un : l’ordre était correct.
J’ai analysé ensuite le sens de ma question. Puis j’ai cherché parmi les
lettres des mots, et je me suis dit que ces dernières devaient être
comme des havres de paix pour que le mot se sente moins seul. J’ai pensé
à l’histoire, et j’ai finalement été voir la bibliothécaire. J’ai
compris qu’il existait alors des gens qui, comme moi, cherchaient
l’histoire des choses, mais aussi l’histoire des mots. C’est ainsi que
j’écrivis mon premier dictionnaire. J’ai dompté les mots, je les ai
étudié pendant des années dans mon laboratoire comme des spécimens
rares. J’ai même expérimenté plusieurs combinaisons pour habiller les
mots, leur donner plus de consistance : peut-être que c’était ma manière
à moi de donner du sens au silence si pesant de mes parents, de mes
frères, de mon institutrice, et de mon camarade de classe. Les mots
avancent avec nous, alors je pense qu’il faudra que d’autres me
relaient. C’est probablement ça qui me plait aussi : Il n’y a pas de
réponses, ni même de fin à cette recherche. Si je trouve un jour une
réponse, c’est que ma place n’est plus celle d’écrivain du dictionnaire.
Merci.
Présentateur : Merci, Jean-Pierre Mémaux.
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