L'Écrivain et la Page Blanche

Il était une fois un écrivain. L’écrivain en question qui, comme à son habitude s’affalait sur son bureau pour écrire, passait un temps fou à combattre les silences, les pages blanches, les heures tournantes, l’ennui, et encore et surtout, le vide. Une fois le rituel terminé, l’écrivain, soulagé de sa peinture de mots sur toile blanche, allait se coucher avec le sentiment du devoir accompli et d’une existence pas complètement inutile. La journée lui crachait ses éclats lumineux à la figure et l’empêchait de penser, tandis que la nuit lui soufflait de sa pénombre lugubre toute l’inspiration dont il avait besoin.
Une nuit, ce fut la page blanche qui s’invita chez l’écrivain. Surpris de ce curieux phénomène, l’écrivain décida d’ignorer une fois de plus cette page blanche et s’acharna comme à son habitude à aligner les mots - sans succès, cette fois-ci. La page persistait et persistait encore de sa robe blanche, ç’en était aliénant pour l’écrivain pour qui la certitude était insupportable. Ce spectacle effroyable venait s’imposer à lui, celui du vide, celui du manque, celui d’une tristesse sans issue qui ronge et qui aspire quiconque ose s’y frotter de trop près.
L’écrivain écrivait, puis effaçait, puis réécrivait, puis effaçait à nouveau. L’écrivain attendait cet éclair de folie, ce grain qui lui manquait tant, mais rien ne vint : seulement sa triste raison, sa triste patience, ses tristes contraintes qui émanaient de cette mélancolique certitude. L’écrivain tira de sa bibliothèque un livre, et puis un autre, et puis encore un autre : sans succès, car sa concentration ne tenait pas. Son intérêt pour les autres devenait restreint bien qu’il recherchait pourtant des savoirs nouveaux. Cette même chaîne de pensées, cette même tête tous les matins face au miroir, ce même corps lourd et douloureux, tout cela lui était insupportable. Il eut tant rêvé de pouvoir emprunter le corps ou la vie de quelqu’un d’autre ne serait-ce que quelques heures… Être autre chose que cet être ennuyeux et insupportable qu’il côtoyait chaque jour. Sa persistante volonté, il la devait à cet ennui et à ce vide indéfinissable en lui. La page blanche était là, de sa robe éclatante, elle luisait dans le noir et si cette dernière avait eu des yeux, elle le fixerait sûrement d’un air accusateur et méprisant. “Tu ne peux rien faire de moi, pauvre bougre” pourrait-elle lui dire. C’est ainsi que par un phénomène assez extraordinaire, la page blanche prit vie et se saisit de son écrivain. La page blanche se mit debout et enveloppa de tout son être l’écrivain démuni. L’écrivain devint alors tout blanc, tâché par la robe, et se mit à hurler de terreur. La page blanche lui serra la bouche et la gorge si fort que l’écrivain ne retrouva plus son souffle pour crier et se mit à suffoquer. Elle le rua de coups dans le ventre et dans les jambes, obligeant alors l’écrivain à crouler sous son propre poids. L’écrivain perdit connaissance et quand il rouvrit les yeux, le monde autour de lui avait changé : son corps, ses mains et ses membres n’étaient plus les mêmes. Lorsqu’il tentait d’émettre un son, le timbre de sa voix ne résonnait plus de la même manière. Il fut surpris de se relever autrement : sa taille était plus petite, il était plus mince aussi, mais peut-être un peu moins costaud qu’avant. Une longue tignasse lui tombait sur la figure. L’écrivain se précipita dans la première boutique qu’il aperçût au loin lorsqu’il y vit son reflet dans la vitrine : son allure et son apparence avaient changé du tout au tout. Ses pensées ne circulaient plus de la même manière et ses souvenirs étaient confus.
C’est ainsi que le souhait de l’écrivain s’était réalisé. Il était littéralement devenu quelqu’un d’autre. Mais ce n’était pas tout : l’écrivain n’était pas au même endroit et les lieux avaient eux aussi changés. Ce n’était pas une boutique face à lui, mais une espèce d’énorme grotte munie de petits piquets qui dépassaient de chaque côté des blocs et la vitrine dans laquelle il avait vu son reflet n’était qu’une flaque. L’environnement était vide et livide, sous ses pieds, une sorte de sable rouge devenait gluant chaque fois qu’il était humidifié. L’horizon n’abritait plus de ciel, ni même de lune ou de soleil, et la lumière - si l’on peut appeler la chose ainsi - prenait cette teinte indéfinissable, entre du rouge, du jaune, et du violet. Des spectres phosphorescents virevoltaient de tous les côtés. Un bruit sourd persistait en continu, un bruit rauque, lourd, léger et permanent. Ce qui apparaissait à l’écrivain prenait la forme d’une nouvelle certitude plutôt satisfaisante : L’écrivain écrivait. Son combat avec la page blanche était achevé : On peut même ajouter que si l’amour et la haine sont des sentiments qui émanent tous deux d’une passion fulgurante, alors l’écrivain eut ce jour-là - plutôt que détesté - enlacé, embrassé, et fait l’amour toute la nuit à sa page blanche, qui à présent était chérie et désirée plus que jamais. Le lendemain matin, l’écrivain était auteur, et des dizaines de pages étaient couchées à ses côtés, des dizaines de pages comblées par la fantaisie et la passion. “Je t’ai eue” souffla doucement l’auteur en s’éveillant. “Toi et moi, nous ne faisons qu’un”.


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